Pic Lénine 7123m

Coucher de soleil sur le Pic Lénine, à 15 km du camp de base

Qu’il a l’air lointain, le sommet du Pic Lénine! Il est difficile de se rendre compte de sa réelle envergure depuis le camp de base, éloigné de 15 kilomètres, 3500 mètres plus bas. De loin, il apparaît tel un créneau plus élevé que de nombreux autres, constituant avec ses pairs une immense muraille de glace et de roc: la chaîne du Pamir qui obstrue l’entier de l’horizon en direction du Sud. Cette barrière imposante se déploie au-delà de la vaste plaine d’Alay, dont les sables sont sans cesse soulevés par les vents. Au lever du jour, les 7000m d’altitude du Pic se révèlent dès l’arrivée des premiers rayons, qui soulignent le relief escarpé à franchir pour parvenir au pied de la montagne.

Video sur Vimeo: https://vimeo.com/737465458

Un relief incroyablement coloré, qui dévoile de réels trésors géologiques dès le franchissement du Col des voyageurs, à 4150m. Taillée par le glacier puissant issu de sa face Nord, une vallée de glaces sales, de rivières boueuses et d’amas de rocs se languit en un chaos qui a dû se vouloir ordonné en présence du glacier. Au long de ses moraines, le géant a abandonné de surprenantes formations de roches entassées en conglomérats, tours et pyramides teintes de toutes sortes de couleurs: du noir anthracite aux ocres de grès délités, du gris des moraines à un orange blafard, en passant par un violet surprenant, issu de l’oxydation de la silice. Ça et là s’aventurent quelques plants de fleurs pionnières.

Une plaine glaciaire bordée de roches colorées

Sur le flanc de ce décor insolite se glisse une sente que remontent de petites caravanes de chevaux lourdement chargés. La contrée est un haut lieu touristique: les pentes techniquement aisées du Pic Lénine attirent de nombreux alpinistes issus d’horizons divers: de l’Iran au Japon, de Nouvelle Zélande à l’Europe sans oublier de nombreux russes, car le Pic Lénine a marqué l’histoire de l’alpinisme dans le Pamir. Au coeur de l’été, on compte plus de dix tour opérateurs et des centaines de clients alpinistes sur la montagne. La plupart confient leur équipement aux cavaliers, qui se chargent de l’acheminer dans les divers camps de base avancés.

Temps difficile pour les cavaliers transportant les charges

Chacun est constitué de tentes jaunes confortables, de tentes-mess ou de yourtes ainsi que de toilettes, voire même d’un sauna pour certains; les alpinistes bénéficient de services d’hébergement et de restauration jusqu’à 4500 mètres d’altitude. Plus haut, il incombe à chacun d’emporter son matériel, quoique des porteurs puissent transporter de lourdes charges jusque dans les deux camps d’altitude. Nul ne peut toutefois aller trop vite. Il convient de s’acclimater à l’altitude sur les sommets voisins du camp de base avancé, comme une nuit sur le Pic Ouxina, à 5100 m.

Spectre de Brooken au sommet du Pic Ouxina, 5100m

Une féroce grippe intestinale vient freiner ma progression, jusque là sereine et sans mal des montagnes: quatre nuits trop perturbées me forcent à redescendre. J’apprendrai à me méfier de l’eau qui, à cette altitude, bout à température moindre, ce qui vraisemblablement ne suffit pas à éliminer tous les virus ou bactéries qu’elle pourrait contenir. Mieux vaut la purifier à l’aide de tablettes. De retour au camp de base avancé une semaine plus tard, mon estomac remis, je peux à nouveau emmagasiner suffisamment d’énergie pour aller plus loin.

Passage technique à l’amorce de la montagne

Départ bien avant l’aube, de manière à éviter le bouchon qui se forme au pied d’un passage technique à l’amorce de la montagne: quelques pentes assez raides avec de profondes crevasses dont le franchissement est facilité par des cordes fixes. Mesure inadéquate puisque tout le monde a fait la même réflexion! Mais les passages ne sont pas si difficiles à remonter. Je renonce aux cordes fixes, à l’exception d’une échelle qui permet de franchir une cassure verticale. Au sommet de ces premières difficultés, je suis rattrapé par Slava, le porteur de notre camp: en cuissettes et chaussures de ski, il ne ploie nullement sous sa charge de 50 kilos.

Slava et sa charge de 50 kg

Nous poursuivons ensemble notre chemin alors que les premiers rayons du soleil nous réchauffent. Ils ne tardent pas à devenir ardents alors que nous rejoignons le premier camp, à 5200m. Au milieu de la caillasse et de nombreuses crevasses, il n’est pas des plus accueillants et nous prolongeons notre trajet d’une bonne heure pour parvenir à une épaule située juste au-dessus de 5500m. Depuis notre propre camp 2, la vue y est imprenable sur le Pic Lénine et sa face Nord. Il est encore tôt dans la journée. Trois heures supplémentaires sur une trace raide, affrontant directement la pente, me conduiraient au camp 3, à 6100m. Mais il faut faire preuve de patience et ne pas brûler les étapes, faute de quoi l’altitude me ramènerait vite à l’ordre.

Lever sur le Camp 2, 5565m et sommet du Pic Lénine
Suite de l’itinéraire, entre les camps 2 (5565m) et 3 (6100m)

Je passe donc une première nuit acceptable à 5500m, puis une seconde, bien moins bonne à 6100m. Mon souffle épais se calme en phase d’assoupissement, ce qui provoque de petites apnées qui me réveillent juste au mauvais moment. Quelques aspirations profondes calment la machine et cela recommence… Ces deux nuits en altitude devraient néanmoins contribuer à ma bonne acclimatation. Je redescends à 4400m pour bien récupérer, ainsi que bien manger, car là-haut l’appétit n’est de loin pas vorace.

Au-delà du premier passage technique

Deuxième départ après deux nuits revigorantes, de manière à pouvoir profiter d’une bonne fenêtre météo de quatre jours. Seul dans la nuit profonde, je me perds à l’approche du glacier et mets quelque temps à retrouver mon chemin parmi les moraines escarpées: deux heures perdues qui, plus tard, me coûteront cher sous le soleil ardent. En revanche, la plupart des alpinistes a déjà franchi le passage technique et je rattrape un peu mon retard. Mais le souffle a tôt fait de me calmer. Le chemin jusqu’au camp 2 s’avère long, les pauses de plus en plus fréquentes pour reprendre mon souffle. C’est fou ce que le psychisme affecte la progression; je dois me faire violence pour avancer. Un après-midi et une nuit entière de repos à 5500m me permettent de repartir le lendemain, dès l’arrivée des premiers rayons. La seconde nuit à 6100m s’avère moins pénible. Elle est interrompue prématurément par les préparatifs de départ, dès une heure du matin.

Regard vers la plaine glaciaire depuis le camp 2
Une brève nuit interrompue par les préparatifs, dès une heure du matin

Je dois déceler de rares crevasses dans le faisceau de ma lampe frontale, avant de remonter le sentier rocailleux au départ de l’arête: ces traces, décidément, sont beaucoup trop raides! Une longue arête ouest m’attend dans ma progression vers le sommet: 6 kilomètres au-dessus de 6000 mètres, en un terrain balayé par le vent d’altitude. Même modéré, il complique toute progression. De quoi calmer toute précipitation! Heureusement, aujourd’hui il n’y a pas de vent en haute altitude. Vers 6500 m d’altitude, le départ matinal se voit bientôt récompensé par les lueurs de l’aube, vite suivies par les premiers rayons.

Lueurs de l’aube à 6500m
L’ombre du Pic Lénine projetée au-dessus des montagnes tadjiques

L’ombre du Pic Lénine dresse un spectre surréaliste au-dessus des montagnes tadjiques. Suit une progression monotone sur une vaste arête, sans difficulté aucune, si ce n’est l’oxygène raréfié. Le moindre promontoire fait monter les pulsations, la respiration s’accélère et doit immédiatement être calmée par une pause. Je marche au rythme de mon souffle, même si j’ai l’impression d’être lent. De toutes manières, je ne puis aller plus vite! L’esprit s’alanguit dans l’unique volonté de progresser vers le haut. C’est à peine si j’accorde un regard intrigué aux marbres d’un blanc immaculé sur lesquels je progresse. Ou à l’horizon infini de montagnes escarpées du Tadjikistan

C’est à peine si je porte un regard intrigué aux marbres blancs sur lesquels nous progressons
Montagnes escarpés du Tadjikistan

L’appareil photo se charge d’immortaliser quelques souvenirs; je les contemplerai plus tard. Le temps passe, les mètres défilent à l’allure de l’escargot. Me voici sur le plat des parachutistes: haut lieu d’une opération audacieuse qui, dans les années 80, a vu se poser quelques parachutistes de l’armée russe. Arrive la vaste combe sommitale, dont l’un des flancs se redresse jusqu’au sommet, 300 mètre plus haut. Lente progression sur la neige uniforme, dans le monde uniforme de mon propre souffle: deux cents pas, vingt respirations, puis encore deux cents pas, vingt respirations profondes; la pente se redresse, plus que cent pas, trente respirations, cent autres, quarante respirations, qu’il est loin ce sommet! Cinquante pas, tout autant d’inspirations accroupi sur mon bâton… automatisme, persévérance, obstination diraient certains.

Deux cents pas, vingt respirations, puis encore deux cents pas, vingt respirations profondes; la pente se redresse, plus que cent pas, trente respirations, cent autres, quarante respirations, qu’il est loin ce sommet!

La méthode finit par payer et je me retrouve aux côtés de la tête de Lénine, scellée dans le rocher sommital: 7123 mètres! Sommet du Pic Lénine ou, pour les tadjiques, du Abu Ali Ibn Sino. C’est réussi! Le point culminant de mon long séjour au Kirghizistan. Je n’ai pas l’énergie pour exulter de joie, mais la satisfaction est intense malgré tout. Quelques photographies de ce vaste sommet ne me donnent guère de vue sur le versant kirghize. Ce sera compensé plus bas… Guère d’appétit non plus avec ce vent insistant. Le pic-nique aussi sera pour plus bas: un rite immuable pour moi, même s’il se résume à une barre de nougat.

Sommet du Pic Lénine, Abu Ali Ibn Sino, 7123m

Commence une longue descente pas à pas, un peu plus aisée tout de même au niveau de la respiration. Par bonheur le temps est beau, la visibilité parfaite; je ne m’imagine pas dans un tel état dans la tourmente ou le brouillard, devant aller chercher au plus profond de moi-même une énergie qui, il me semble, me fait défaut. Sur le chemin du retour, j’aperçois une combinaison jaune gisant à même la neige; je ne l’ai pas vue à la montée. J’essaie d’appeler cet homme mais ma gorge est tellement irritée par le temps sec que je ne sors pas un ton, si ce n’est une toux rauque. J’apprendrai plus tard que cet alpiniste iranien a dévissé il y a plusieurs jours dans le seul passage un peu raide de l’arête. Les secours monteront bientôt chercher sa dépouille. Je plonge à nouveau dans ma marche solitaire pour parcourir les 6 kilomètres d’arête me ramenant vers le camp 3, mû par ma seule et unique volonté. Une dernière descente, raide, précède la contre-pente d’une cinquantaine de mètres de dénivellation conduisant, enfin, au camp 3. Cette fois, la nuit y sera excellente. J’ai évolué à la limite des possibilités de mon corps plus tout jeune: j’en ferai ma fierté durant quelques années. 16 heures d’inlassable progression. Que la montagne s’est avérée longue! Puissent les souvenirs subsister tout aussi longtemps. Le corps, lui, s’en remettra…

Retour vers le camp 3 (sur la gauche) pour une nuit salutaire

5 commentaires

  1. Bravo Francois!
    Et merci pour les très belles photos qui font rêver de faire la même chose 🙂

  2. Super bravo!! Et Anne? Elle ne voulait pas monter aussi? Bisous, C

  3. Merci pour ce super récit et bravo pour le sommet ! Amitiés

  4. Perraudin Kalbermatter

    Splendides paysages et prises de vue! Et merci de partager ce grand moment 😅

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