Les étendues kirghizes ne se dévoilent qu’aux voyageurs curieux… et persévérants. Ne vous fiez pas à ces traitillés rouges ou noirs sur les quelques cartes topographiques disponibles. Ils ne signifient de loin pas que vous y trouverez une route, même de terre, tout au plus une piste dessinée depuis fort longtemps par le passage répété des troupeaux et de leurs bergers à cheval. Et gardez bien en tête l’échelle de votre carte! On est loin du 25’000e disponible dans les alpes. Tout au plus trouverez-vous une carte au 100’000e où un petit centimètre signifie déjà un kilomètre! Et où les noms de lieux sont indiqués en russe, voire en kirghize. De plus, rares sont les cartes qui vous indiquent la nature du terrain… Tout dépend de la saison à laquelle vous arpentez ces pistes.

Début mars, je fais route avec Bastien Chaix, un accompagnateur de l’organisation non gouvernementale OSI-Panthera, ainsi que Talant, un guide local. L’ONG « Objectif Sciences International » met sur pieds un programme de recherche participative et d’éducation aux sciences. Il s’agit d’expéditions de deux à cinq semaines ayant principalement pour but la récolte d’indices de présence d’espèces rares: des poils, crottes, grattages ou carcasses, des fichiers de pièges photographiques placés en des endroits judicieux. En hiver Bastien met sur pieds ses propres séjours d’observation et de photographie animalière, diffusés par Amarok, esprit nature, au nom de sa structure Wildlife Expeditions Kyrgyzstan. La chance aidant, les participants peuvent observer des bêtes sauvages telles que le loup, l’ours ou la panthère des neiges. Mais il ne s’agit pas de vacances pour touristes, plutôt de voyages d’imprégnations dans les milieux sauvages. On y loge souvent chez l’habitant, ce qui a l’avantage de permettre une meilleure compréhension des exigences de la vie de berger. Tous férus d’observation animalière, les participants se rendent aux confins des réserves naturelles de Shamshi, Sarytach-Ertash ou de Naryn, sous la conduite experte d’un coordinateur ainsi que de guides locaux ou de gardes des réserves. Les zones traversées sont très sauvages, hébergeant juste quelques troupeaux de moutons ou de yacks dans les zones périphériques, intégrales dans leur zone centrale. En été, les longs déplacements se font à dos de cheval et les nuits se font sous tente. Alors qu’en hiver…

Pour nous rendre en bordure Est de la réserve de Naryn, au départ d’Issyk Köl nous franchissons le col de Seok, en limite des 4000m d’altitude, puis descendons le long de la rivière Naryn sur une piste de la steppe. La Chine est à peine à une cinquantaine de kilomètres. Il fait froid sur ce haut plateau, mais les précipitations y sont rares. Aussi quelques bergers y vivent-ils à l’année avec leur troupeaux de yacks, leurs chevaux mi-sauvages et leurs moutons. Nous laissons mon véhicule dans une bergerie. C’est certes un 4×4, mais trop bas pour être un vrai tous-terrains. Nous ne partons qu’après avoir partagé une bouteille de vodka avec le berger. Une bouteille entière, car les kirghizes n’abandonnent jamais de bouteille à moitié pleine. Faudrait-il du courage pour aborder la suite du chemin? En observant Bastien s’abstenir de vodka, c’est bien ce que je pense.

Du moins faut-il garder la tête froide. Quasiment à l’étiage, la rivière Naryn charrie de belles quantité d’eau, bordée de plusieurs couches de glace de tout son long. Lorsque je demande au paysan s’il peut la traverser avec ses bêtes en été, il répond par la négative, citant même l’accident d’un véhicule emporté par le fleuve. Ceci pour l’ambiance. Avec son bétail, il recherche les versants exposés au Sud, où l’herbe, brune et rare, n’est pas recouverte de neige, ni de glace. En amont de sa ferme coule un torrent, enfin… coule: s’étale une vaste coulée de glace que des aventuriers occidentaux dévaleraient volontiers sur leur engin de patinage ou autre moyen à la recherche d’exploit. Nous l’avons traversée grâce à un replat, et à de bons pneumatiques.

Notre piste longe la rive droite de la rivière Naryn, jusqu’à un pont. Mêmes ces derniers peuvent s’avérer pernicieux. De gros rondins de bois sont souvent assemblés en laissant de gros interstices, masqués par la neige. Guère plus larges qu’un véhicule, le moindre dérapage est susceptible de faire monter les tours, non du moteur, mais de votre coeur! Nous ne franchissons pas celui-là: il y a trop de neige dans les revers de l’autre rive. En lieu et place commence une piste déformée par le gel, qu’il faut remonter parfois au pas si l’on ne veut pas défoncer sa machine. Une voiture que Bastien inspecte à chaque arrêt. C’est soudain l’avarie, lorsque ses freins ne répondent plus normalement. Le conduit métallique d’amenée d’huile a été fendu par un obstacle. Bastien appelle Talant à la radio, son comparse kirghize qui ouvre la route avec un 4×4 surélevé. De retour, il sort une caisse d’outils du coffre, avec tuyaux et quelques pièces de rechange. Finalement ils condamnent le conduit: on se contentera de trois freins pour la suite. Une bonne leçon pour moi: mieux vaut être équipé pour s’aventurer sur un haut-plateau kirghize.
En hiver, les grandes rivières telles que la Naryn recèlent autant de pièges que de couches de glaces séparées par de dangereux interstices d’air. On ne peut traverser de telles étendues de glace en véhicule qu’en étant sûr de son affaire! Ce que nous faisons après que les deux chauffeurs aient sondé la couche de glace avec une lourde barre à mines. Quelques congères et pierriers à traverser et nous voilà chez Ullan, berger de la vallée qui porte son nom, à l’Est de la réserve naturelle de Naryn. Un arrêt s’impose.

L’hospitalité kirghize se vérifie à nouveau autour d’un thé chaud et d’un borsh de pâtes et de viande de mouton. On profite pour échanger les dernières nouvelles. Il y a quelque temps, Bastien est venu passer dix jours dans la vallée avec les quatre membres de son expédition hivernale de Wildlife Expeditions Kyrgyzstan. Ils ont logé dans deux yourtes situées plus haut dans la vallée, qu’un lourd camion Kamov a transportées sur place. Grâce à un fourneau chauffé au charbon et au fumier séché, la yourte s’avère rapidement agréable. En restant dix jours sur place et en arpentant les alentours, Bastien et les éco-volontaires ont vu des argalis et même une panthère des neiges à trois reprises, ainsi que des loups sur une crête lointaine. Ceux qui ont dû attaquer le troupeau de moutons de Ullan, la semaine dernière. Nous découvrons les premiers bouquetins sur les pentes d’en face, et Bastien m’assure que je trouverai des argalis le lendemain.

Alors que mes comparses démontent les yourtes et les transportent à l’abri d’une cabane des gardes située plus bas dans la vallée, je profite de cette escapade en terres réellement sauvages pour observer un gros troupeau d’argalis… de loin. Au Kirghizistan, les bêtes ne se laissent observer qu’à grande distance, rendues craintives par les prédateurs et, vraisemblablement, quelques braconniers. Un couple d’aigle s’adonne à ses ébats dans le ciel devenu blanchâtre. Alors que le lendemain nous reprenons la piste du retour, je me dis qu’il faut vraiment être motivé pour venir installer sa yourte, aussi loin en plein hiver. Et je n’ai que l’envie d’y retourner.

Génial François que tu nous fasses partager ton aventure. Heureusement que tu as l’entraînement !
Bisous de ta sœur.
Bonjour François, je suis toujours avide de lire tes articles. Quelles belles aventures dans ce Kirghizistan si lointain! A bientôt, à Verbier. Anne-Marie ♥️