Les noix d’Arslanbob

Cela fait déjà trois mois que dure la sécheresse de cet été qui se prolonge. Les branchages ont pâli, le vert devant partager sa place avec le jaunâtre et le rougeâtre de l’automne. Les innombrables petites pommes sauvages tombent une à une, dans l’indifférence des vaches et des chevaux qui s’abritent de la chaleur omniprésente. Les bêtes sont des centaines à glâner çi et là quelque touffe d’herbe encore verte. Il règne une langueur que l’on qualifierait de monotone si la vie ne fourmillait pas sous le couvert des forêts.

Arslanbob est une localité de 13’000 habitants située au pied du massif calacaire de Babash Ata

De leur hauteur majestueuse qui couvre la forêt d’ombre rafraîchissante, les noyers bombardent de temps à autres le sol de noix enveloppées de cerneau vert. Ces arbres immenses abondent dans le bois, les uns finement élancés, les autres joufflus de loupes généreuses, voire partiellement brisés sous le poids des ans. L’atmosphère est bien plus agréable dans le bois de troncs ridés. Il est parcouru de pistes en terre qui se faufilent entre des enclos délimités par des barrières. Celles-ci sont bricolées de fils de fer tendus entre des branches plantées dans le sol.

En route pour la récolte de noix dans la forêt de noyers d’Arslanbob

Un sac en bandoulière, de nombreuses femmes et enfants se promènent sans but apparent au sein des enclos, les yeux rivés au sol recouvert de feuilles mortes. D’une baguette ils déplacent les amas de feuilles et se baissent de temps à autre pour ramasser quelques noix. Les familles ont dressé une tente dans leur champ non loin de là. Et de rajouter une branche morte au fagot rassemblé sous leur bras, qui servira à alimenter le petit fourneau de fonte dans un coin de l’abri rudimentaire. D’épais tapis recouvrant le sol, quelques carrés militaires russes soutenus par des perches de bois, le tout recouvert d’un plastique car la pluie, pour sûr, finira par venir.

Un abri rudimentaire pour un mois passé dans la forêt

Le séjour des ramasseurs de noix dure plusieurs semaines chaque automne. Pensez donc ! Un noyer peut donner jusqu’à cent kilos de noix, qui sont vendues 70 Soms le kilo, soit 80 de nos centimes. Une aubaine pour les enfants qui troquent la récolte du jour sur un stand de gourmandises monté au carrefour des pistes forestières. Une industrie dans un pays pauvre tel que le Kirghizstan. La cité d’Arlansbob héberge treize mille personnes qui, presque toutes, profitent de cette manne naturelle. Chaque jour le même manège se répète, les vieux sacs militaires russes se remplissent puis se vendent ou s’échangent contre une robe ou une paire de pantalons dans un des magasins situés en lisière de forêt.

Au pied d’un noyer majestueux rôde une petite silhouette coiffée d’un foulard brodé de fil doré. Tadjihan arrache quelques fragments de l’écorce rugueuse. Ses mains ridées retiennent le combustible en vue du mauvais temps qui s’annonce.

Tadjihan, 87 ans, loge chaque automne dans la forêt d’Arslanbob. Depuis 25 ans

On ne la lui fait pas, à Tadjihan. Cela fait 25 ans qu’elle passe plusieurs semaines chaque automne dans ce champ ! Une période qu’elle apprécie particulièrement, sous le couvert d’arbres protecteurs qui lui fournissent la sagesses de ses 87 ans. Pourtant, un de ces géants lui a pris son fils, tombé alors qu’il grimpait haut le long du tronc pour en secouer les fruits. À quelques pas de là, les deux petits enfants de Tadjihan récoltent de précieuses noix. C’est jour d’école aujourd’hui mais le temps pluvieux a convaincu leur grand-maman de ne pas les envoyer à l’école, à une heure de marche depuis son champ. La pluie fait tomber les noix et il faut être là à temps pour leur récolte. Les enfants iront bientôt troquer leur récolte contre quelque nourriture au stand de la forêt. Invités sous sa petite tente, nous demandons à Tadjihan la recette de sa longue vie. Elle cite une bonne nourriture, puis nous parle de l’énergie dont elle a fait preuve tout au long de son existence, en particulier lors de nombreuses années passées au service forestier. Une activité qui lui a valu un champ de deux bons hectares au cœur de la forêt, pas trop loin du village qu’était alors Arslanbob. Mariée à l’âge de quinze ans, Tadjihan à eu deux filles et deux garçon, dont l’un est mort ici-même il y a deux ans. Une des filles occupe le campement voisin avec sa famille. Lorsque Hayat, notre guide, lui demande quelle a été la période la plus heureuse de sa vie, elle n’hésite pas et répond que toute sa vie l’a été…

Les petits enfants de Tadjihan n’iront pas à l’école aujourd’hui: il pourrait pleuvoir, ce qui provoquerait la chute de nombreuses noix (photo A. Moulin)

Hayat s’occupe de l’antenne locale du Community Based Travel, le CBT, une organisation lancée il n’y a pas loin de trente ans dans tout le pays avec l’appui d’Helvetas. Jadis ranger dans cette forêt de son village natal, son oncle a créé une pépinière de noyers pour en garantir la pérennité Hayat est à même de donner l’âge des diverses plantations que nous croisons en chemin. Menacée lors du retrait de l’union soviétique car vendue au plus offrant, lui et quelques gens du lieu ont fait en sorte que la forêt soit cédée par parcelles pour une durée de 49 ans aux habitants du lieu. Il nous emmène voir le noyer millénaire conservé au centre de la cité qu’il chérit, puis un meunier dont les trois moulins fabriquent de la farine de maïs pour le bétail et de la précieuse huile de noix pressée à froid. Une richesse de plus pour la collectivité qui vient ici faire moudre son grain, sans devoir payer le travail mais en y laissant une partie de la farine au meunier, à titre de salaire.

Les troncs des noyers anciens développent de grosses excroissances, dites loupes, qui alimentent quelques anecdotes. Scié à même le tronc sans en affecter la croissance, leur bois de fort bel aspect sert à la décoration de meubles de valeur. Sur la demande de Churchill, Staline aurait envoyé un millier de soldats chargés de scier ces précieuses loupes, embarquées ensuite sur le train à destination de l’usine Roll’s Royce en Grande Bretagne. En échange le royaume uni aurait fourni de nombreuses armes au dictateur. Une preuve supplémentaire de la valeur des noyers d’Arslanbob.

Superbe noyer de la forêt d’Arslanbob

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