Le berger Meder vit à plus de trois mille mètres d’altitude, en un lieu reculé de Kirghizie. Rien ne le distingue au premier abord de tous ses pairs, car le Kirghizistan abonde de lieux reculés. En compagnie de sa femme Jazgoul, de son fils et des ses trois toutes jeunes filles Nour Aïda, Nour Annia et Nour Baïke, ses étés se déroulent paisiblement aux pieds d’une chaîne de montagnes qui, sur des centaines de kilomètres fait frontière avec la Chine. Quelques jours passées en leur présence nous font découvrir des êtres chaleureux et bons vivants. Descendant de générations de berger, toujours le sourire aux lèvres, Meder a le teint hâlé des gens qui passent toute l’année en plein air. L’œil malicieux du chasseur capable de localiser le gibier dans de vastes alentours. Le petit mot d’humour que notre méconnaissance de la langue kirghize ne nous permet pas de comprendre, mais qui répand rire et bonne humeur dans l’assemblée. Il a la stature solide, mais la gentillesse de l’homme des montagnes qui aime partager le pays qu’il aime.


Son pays, c’est des montagnes à perte de vue, une rivière qui méandre selon ses caprices dans une vaste plaine. Au printemps lors de la fonte des neiges, les eaux peuvent se montrer menaçantes. Elles sont canalisées par des collines brunâtres, où paissent moutons, vaches et yacks. Des bêtes tenaces et sauvages que ces yacks; le froid continental ne saurait les effaroucher, pas plus que les loups, lorsque la neige les incite à rejoindre les contrées moins hostiles.


Une année ces derniers lui ont prélevé cinq chevaux. Ils les chassent en meute; un loup saisit le poitrail, l’autre croque le ventre et le cheval, déstabilisé, est mis à terre. Ce qui ne peut arriver au yack, beaucoup plus stable sur ses pattes, qui en plus sait se défendre.

Alors Meder part parfois à la chasse au loup avec ses trois chiens kirghizes, qui s’apparentent à des lévriers. En plus d’une habileté certaine à conduire les troupeaux de moutons, ce sont des bêtes sveltes, nourries juste ce qu’il faut. Capables de courir très vite, les chiens mordent une patte arrière du prédateur, la relâchent en piteux état lorsque le loup fait volte-face et poursuivent la traque en mordant le loup à l’autre patte arrière. Ils immobilisent ainsi son train arrière, puis la bête en entier. Pour nous, faute de démonstration, ces chiens s’apparentent à de gros malins, qui parviennent à se glisser dans notre yourte à la nuit venue, et même, pour les plus hardis, à tenter de se coucher sur nos couvertures.

À nos yeux ces images de chasse restent imaginaires… jusqu’à cette nuit d’octobre où nous sommes réveillés par une complainte de sons aigus provenant de la montagne voisine. Une drôle de sensations nous donne la chair de poule. Une meute de quelques loups hurle sa présence à tous vents. Ils sont bien là, ces loups, à quelques centaines de mètres! Un jour peut-être serons-nous confrontés à symboles vivant de la montagne sauvage? Pour le moment, ce sont les chiens qui réagissent à coup d’aboiements féroces… sauf celui qui s’est glissé dans notre yourte, que nous devons expulser pour qu’il exerce son rôle de chien de garde et se hasarde à un timide jappement. Au petit matin, les hurlements n’ont guère semé de panique dans les troupeaux: chaque bête est à sa place; Meder ne les a même pas entendus! Son frère, lui, en estime le nombre à quatre ou cinq. Quelques jours plus tôt, réveillé en pleine sieste, il en avait vu deux à trente mètres de distance.

Meder et son frère passent aussi leurs hivers sur les hauteurs, bien que nombre de leurs pairs aient déserté la contrée. Point de bêtes à traire; accrochés aux pentes abruptes, les yacks se débrouillent tout seuls, même s’ils gardent sur eux un oeil constant; mais, depuis quelques années, des visiteurs à héberger, à nourrir et à guider alentours.

Ce changement, Meder le doit au lac Köl Suu, situé à proximité. Un lieu de beauté sauvage, encastré entre de hautes falaises. Un lieu puissant, mystique même. Au XVe siècle, ou peut-être avant, nul ne sait, un énorme éboulement à obstrué cette étroite vallée, la rendant impraticable. Un lac long de douze kilomètres s’est vite accumulé derrière le cône de rochers, n’abandonnant à l’eau qu’une petit ressurgeance bien plus bas, où naît la rivière Köl Suu.


Ce lac spectaculaire constitue un unique joyau que les Kirghizes eux-mêmes viennent admirer depuis fort loin, ainsi que des touristes de plus en plus nombreux. Parfois, de riches chasseurs étrangers font appel à Meder pour localiser le fameux Ibex, ou les Marco Polos, des bêtes protégées à un million de soms chacune. Alors, pour la belle saison, il a aménagé des yourtes supplémentaires à celle de sa famille, un dizaine au total. Ainsi qu’une roulotte pour faire la cuisine, car il y a de la tâche pour accueillir tout ce monde. Lorsqu’il le pourra, il achètera un ou deux chameaux. Maintenant que les premières neiges font leur apparition, il plie ses yourtes, une à une, et les range dans une maison héritée d’un ancien kolkhoze russe qu’il a pu acquérir. Son fils est déjà parti il y a quelques semaines, école oblige; sa femme et ses trois filles partiront dans une quinzaine de jours.


Aux derniers rayons du jour, Meder et son frère partent au-delà des premières collines, ramener le troupeau de moutons et les mettre à l’abri de tout prédateur dans leur enclos. Les chevaux sont entravés, pour qu’ils ne s’éloignent pas trop durant la nuit, alors que la petite quinzaine de vaches ne s’aventure guère au delà des prairies voisines. Tourisme oblige, Meder a adapté sa manière de travailler. Nous sommes sept visiteurs occidentaux qui allons l’accompagner à cheval lors de quatre journées de transhumance et l’aider à guider son troupeau de vaches et de moutons. Le soir venu, Meder allume le poêle dans chacune des yourtes alors qu’à la cuisine Jazgoul a préparé le plof traditionnel: de la viande de mouton, des pâtes ou des patates cuites dans un bouillon gras, agrémenté de quelques légumes. La table est simple, les sucreries abondantes. Les enfants en profitent sous l’oeil bienveillant de leurs parents. À peine capable de tenir debout, la plus jeune tient absolument à se débrouiller toutes seule. La convivialité est bien présente. Meder parle de son métier, de ses bêtes et de la région qu’il aime. Il a le langage factuel des gens de la montagne pour qui tout est dicté par la nature et le temps qui passe. Une vie simple d’apparence mais qui ne dit pas la rudesse de l’hiver et le labeur quotidien pour satisfaire ses hôtes. Au petit matin, les bergers sont partis de bonne heure ramener tous les chevaux. Meder nous explique le comportement de base et même le noeud spécifique pour entraver leurs pattes avant lors des arrêts de longue durée. Pour nous accoutumer à nos montures, il nous fait découvrir la puissance du lac Köl Suu. Dominé par des falaises vertigineuses, que parcourt en long et en large un groupe de vautours. Les chevaux à la pause se restaurent d’herbe sèche. Aux confins du Kirghizistan, dans un silence absolu, nous contemplons cette nature à l’état pur.

Chaque fois que Meder arrive sur la rive de Köl Suu, il s’assoit paisiblement sur un rocher et contemple l’étendue turquoise parcourue par le vent. Un courant de liberté qui le laisse songeur, simplement heureux d’être là…
Très beau reportage, cher cousin! Et magnifiques photos.
Me manque des repères sur la condition sociale et économique de tes bergers. Leur vie, telle que tu la racontes, semble idyllique . L’est-ellle vraiment? Mais peut-être la langue et la pudeur montagnarde rendent-elles difficile d’entrer en matière sur ce sujet?
Amicales salutations à toi et à ta compagne.
Madeleine
Merci! Tout échange se faisant en Russe avec des gens ne le parlant que peu, il me faudra du temps pour vraiment saisir les conditions sociales et économiques de ces gens. Ce que l’on peut dire c’est que le tourisme change fondamentalement leurs ressources, puisque le bétail devient un patrimoine plus qu’une ressource de produits laitiers par exemple, A suivre donc…Cordial salut kirghize
Très intéressant à lire, ça doit être passionnant de le vivre …
Magnifique! Ca fait vraiment encore plus d’envie de venir vous voir là-bas! Planifié notre voyage skirando?!? Je t’embrasse, Christine