
Ce soir, la voie lactée est encore plus belle. Aucune lumière parasite ne vient troubler la vue de cet espace infini où la pensée peut s’évader sans que l’imagination ne lui impose de limite. Le firmament nocturne est le miroir idéal de la steppe kirghize, qui étend sa sécheresse saisonnière de plaines en collines, dans le silence indicible d’une longue page blanche.

Pour l’instant, dans la yourte voisine de nos tentes, quelqu’un chante la prière du soir. Nous sommes sept étrangers à chevaucher aux côtés de Meder et ses treize vaches; sept heures durant, en compagnie de Rahat, accompagnatrice Kirghize mandatée par le tour opérateur Nomadsland, qui a mis cette expédition sur pied. Depuis les environs du lac Köl Suu, notre convoi a tout d’abord suivi la rivière Ak Suu et ses beaux méandres pour remonter des pentes abruptes dévalant entre des rochers dénudés. Y voir Meder et son collègue berger venu l’aider pour ce passage délicat, c’est assister à une démonstration de maîtrise équestre. Les kirghizes tiennent les rennes de leur seule main gauche, l’autre actionnant une cravache rudimentaire de corde et de bois. Faire remonter un tel talus à des vaches guère dégourdies semble de la routine pour eux, alors que, inquiétés par la pente, nous nous agrippons d’une poigne craintive à la selle de nos montures. Leurs chevaux, placides, réagissent aux ordres « à la baguette. »

Après une chevauchée sur un vaste plateau parsemé de rochers nous rappelant l’île de Pâques, nous avons rejoint une plaine encore plus vaste, où aucun arbre n’osait rompre les lignes fuyantes. Il y a quatre jours que nous n’avons plus vu aucun arbre! Une équipe de ravitailleurs nous y a précédés avec son camion chargé des affaires du bivouac. En lieu et place d’un hypothétique centre culturel d’Ak Cyy qu’indique la carte topographique, un étalon solitaire est venu signifier de manière vindicative à nos chevaux qu’ils évoluaient sur ses terres. Un délicieux plof chaud nous a procuré une énergie nouvelle pour le reste de l’après-midi. Après une longue combe en pente douce suivie par un petit plateau – petit à l’échelle kirghize – parcouru de torrents asséchés et creusé d’autant de combes à l’herbe rase, chance nous a été donnée de contempler la chaîne frontière avec la Chine dans le soleil couchant. De quoi oublier le malaise de nos séants! Autant dire que la découverte de la yourte de nos hôtes du soir nous a soulagés… nous et nos muscles courbaturés!
Ici, au milieu de nulle part, la famille de Artouk a vécu durant six mois d’été avec un enfant de moins d’un an, leurs 750 brebis, leurs vaches et leurs chevaux. Leur yourte se veut moderne avec son petit panneau solaire alimentant un éclairage rudimentaire et sa structure métallique entourée d’anciennes bâches publicitaires, en lieu et place des traditionnels tapis. Sur le côté droit de l’entrée brûle un feu réconfortant dans un fourneau en fonte alimenté de bouzes de vaches séchées. Repas simple mais suffisant, dans une ambiance sympathique, partagé à même le sol recouvert d’un tapis par huit nomades kirghizes et sept touristes, autour d’une toile servant de table. Intrigués par leurs conversations en langue kirghize, nous leur demandons si nous ne sommes pas intrusifs. Ils nous expliquent leur hospitalité traditionnelle: ils peuvent aller n’importe où dans les montagnes du pays et se faire héberger par leur pairs pour la nuit. Si quelqu’un les visite, ils l’hébergeront. Plus il y a d’hôtes sous leur toit, plus ils se sentent honorés. Alors Artouk, sa femme et ses aides ne nous cachent pas leur plaisir de cette veillée. Demain nous reprendrons la piste tous ensemble et conduirons, trois jours durant, le troupeau dans l’immensité brune de la steppe automnale.


Dans le soleil levant, cinq agneaux juste nés réclament leur mère. Pendant que nous plions le camp, les bergers les font allaiter par leur mère brebis, puis partent à cheval rassembler les moutons qui ont profité de la nuit pour quêter herbage. La femme de Artouk trait quelques unes des 30 vaches, alors que son mari repart chercher une poignée de chevaux blancs se cachant dans une combe discrète. L’éclaircie du matin a ainsi eu tout le loisir de disparaitre. La neige nous pousse durant les premières heures du pensum du jour, dos au vent, fort heureusement.

Puis le soleil alterne avec la pluie sur les quelques 20 km qui restent à accomplir. La progression est ponctuée de quelques bêlement et du spectacle divertissant, presque charmeur, de ces rondeurs bien grasses des croupes des brebis dodelinant au rythme de la marche.
Les agneaux juste nés sont chargés sur le pont du camion, en compagnie des biens que toute la famille a utilisés durant l’été sur l’alpage. Si une bête boîte trop, Artouk la saisit par sa laine, sans descendre de cheval et la transporte sur sa selle jusqu’au camion. Ces journées sont rudes pour nos postérieurs également, mais surtout pour nos genoux bien sollicités. Une fois le poste de contrôle marquant cette zone frontalière franchi, le col de Kyndy accède à une vallée escarpée, que tout le convoi descend sous la neige, au crépuscule. Terre grasse et pierres qui roulent accompagnent les cris stridents des bergers: « tchou! » pour les chevaux, « ossch! » pour les vaches et « drrrrriii ! » pour les moutons. Sans compter les instructions que Meder et Artouk nous donnent de temps à autres pour éviter à notre monture toute glissade impromptue. Précautions quasiment superflues tant nos chevaux ont le pas sûr dans un tel terrain. Artouk, lui, est époustouflant de puissance et d’aisance aux rennes de son cheval blanc, fougueux mais très efficace. Peu importe le talus, la raideur du terrain ou son état, il dirige sa monture avec vitesse et précision pour ramener sur la piste les bêtes qui s’en écartent. Plus il arrive vite, mieux le bétail lui obéit, alors qu’il a déjà fait volte face pour en ramener d’autres au sein du troupeau.

Les kirghizes n’appellent pas un cheval blanc en évoquant sa couleur, car cela pourrait lui enlever ses propriétés bénéfiques.

Nous avons tout juste le temps de monter la tente avant la nuit complète, mais surtout avant la nouvelle averse généreuse qui nous surprend, debout sous une toile plastique tendue entre deux véhicules, percée justement au-dessus du repas chaud que nous partageons autour du poêle de fonte. Imperturbable, la cuisinière tient son enfant d’un bras et nous sert le thé réconfortant. Les désagréments de tels moments passés ensemble contribuent à l’atmosphère amicale et à la bonne ambiance qui nous accompagne tout au long de notre périple.
Expérience vraiment inédite que cette transhumance, au son du pas des bêtes et des chansons kirghizes que fredonnent les bergers, heureux d’être là. Le tout dans un paysage dont les beautés nous sont aujourd’hui restées cachées. Elle se dévoilent le lendemain, alors que nous cheminons en parfaite sérénité avec le troupeau. La plaine est échancrée, personne alentours et les sommets enneigés brillent au soleil. En pleine méditation itinérante, j’explique à Rahat qu’initialement tous les habitants de cette terre sommes issus de pèlerins en provenance d’Asie Centrale et d’Ethiopie. Elle me répond: « welcome home. »

Vient une gorge à descendre le long d’une route taillée dans une forêt de conifères, avant de gagner une plaine sans fin apparente, en vue de grandes fermes et d’un village. Ce midi, les bergers n’ont pas pris leur repas car les bêtes, chaudes, désiraient poursuivre leur chemin. Lors de la dernière heure de chevauchée, Artouk m’apprend une chanson Kirghize, Жамгыр төктү – Jamgir Tektou, un classique, sous la pluie et le vent qui n’ont pas manqué de survenir au moment du souper. Le texte rappelle à la jeunesse du pays que la pluie, comme les moments rudes, ne durent jamais, et qu’après le mauvais temps vient l’éclaircie. Elle est en tous cas dans les coeurs de sa famille, heureuse de rejoindre son village après six mois passés sur l’alpage. Aucune perte de bétail n’est survenue, elle pourra les rendre à la dizaine de voisins qui les lui ont confiées, sans aucun dédommagement dû aux loups ou à d’autres impromptus. Ce soir, alors qu’il pleut au dehors, les brebis entourent nos tentes et vitupèrent contre ce temps humide. Les bergers gardent un œil sur elles durant toute la nuit, dormant d’une oreille sous une seule tente, blottis dans des sacs de couchage rudimentaires. Il faut être robuste pour exercer le métier de berger en Kirghizie! Et Dieu sait si il y en a, des bergers à cheval en Kirghizie…

Notre dernière journée de transhumance débute sous un reste de neige et de brouillard, avant que le soleil ne nous réchauffe. Les derniers 25 kilomètres nous mènent jusqu’à Birlik, le village de Meder. Nous traversons fièrement un premier village sous le regard amusé des Kirghizes devant ces bergers colorés et casqués, qui pourtant se débrouillent pas mal sur leur monture pour faire avancer le troupeau. Les vrais bergers, eux, profitent de notre présence pour saluer les amis, bavarder un petit coup sur l’été qui s’achève, voir pour séparer quelques bêtes et les rendre à leur propriétaire. À Birlik, point final de notre périple de cent vingt kilomètres, nous sommes reçus dans la maison du frère de Meder par leur père, dûment coiffé de son Ak-Kalpak, traditionnel chapeau Kirghize, qui nous adresse un prêche, une moitié en russe et l’autre en kirghize, sur les bienfaits de l’Islam. Une première douche depuis une bonne semaine peut être prise dans une variante du sauna russe, surchauffée, qui fait grand bien à nos carcasses endurcies – un peu – au grand air de la transhumance.

